Une association est-elle personnellement et directement touchée par des propos visant une vaste collectivité de personnes dont elle défend les intérêts au point de se constituer partie plaignante ?
L’association professionnelle des gendarmes vaudois (APGV) a annoncé avoir déposé une plainte pénale contre une élue d’Ensemble à gauche pour s’être photographiée avec une pancarte sur laquelle était inscrit le terme “ACAB”.
Sans discuter la question du caractère attentatoire à l’honneur de l’acronyme “ACAB”, nous nous demandons aujourd’hui si, sur la base des informations relatées dans la presse, l’APGV est personnellement et directement touchée par une infraction contre l’honneur visant un groupe dans son ensemble ?
En effet, le Tribunal fédéral a déjà eu l’occasion de se positionner sur des configurations similaires.
Dans un ancien arrêt publié aux ATF 100 IV 43, toujours d’actualité, 37 chasseurs agissant à titre personnel, 19 sections locales vaudoises de la “Diana” et la Société des chasseurs avaient déposé une plainte pénale pour un article paru dans une revue lequel contenait le passage suivant : “N’est-il donc pas d’autres distractions que la satisfaction d’un incessant besoin de tuer en toute circonstance ? Ils se défoulent de leurs instincts agressifs, dit-on des chasseurs. Alors, ils ne sont que des brutes sanguinaires, à quoi on doit offrir des victimes en permanence ?
Dans cet arrêt, notre Haute Cour avait retenu que “l’attaque générale dirigée contre une vaste collectivité de personnes prise dans son ensemble ou son universalité n’est pas propre à porter atteinte à l’honneur de chacun des individus qui lui appartiennent, si aucune délimitation ne permet d’identifier un groupe plus restreint se distinguant de l’ensemble. Trop générale, l’attaque se dilue au point de s’atténuer considérablement et elle détourne le citoyen moyen d’envisager ou de croire qu’elle puisse réellement toucher sans aucune exception tous les individus de la collectivité visée. L’existence d’une certaine précision dans la désignation du groupe ou des personnes visées correspond d’ailleurs au but de la répression pénale en matière d’atteinte à l’honneur, en ce sens que celle-ci doit rester l’ultima ratio” (ATF 100 IV 43 consid. 3).
Le Tribunal fédéral ajoutait ainsi que les attaques avaient été formulées contre tous les chasseurs pris dans leur ensemble et dans leur universalité, de sorte qu’aucun chasseur individuel, ni aucun chasseur vaudois plus particulièrement qu’un autre ne pouvait se sentir atteint dans son honneur personnel pour qu’il puisse être fait application des articles 173 et suivants du Code pénal incriminant les atteintes à l’honneur.
Cette jurisprudence a été récemment confirmée dans un arrêt publié aux ATF 143 IV 77 retenant qu’il n’y a de délits contre l’honneur que lorsque la déclaration s’adresse à une personne déterminée ou déterminable. Si les allégations s’adressent indifféremment à un groupe de personnes – par ex., les Suisses, les fonctionnaires, les chasseurs ou les chirurgiens – on ne retient pas l’hypothèse d’un délit contre l’honneur parce que les allégations, en raison de leur généralité, sont tellement affaiblies et diluées qu’un membre déterminé du groupe ne peut plus être considéré comme directement atteint.
Dans le cas d’espèce, si tant est que le terme “ACAB” désigne des policiers, il apparaît que ce terme désigne les policiers dans leur ensemble et dans leur universalité, de sorte que les infractions contre l’honneur ne sauraient trouver application si l’on se réfère au raisonnement développé par le Tribunal fédéral dans les deux arrêts susmentionnés.
Dans la mesure où l’arrêt dit des “chasseurs” a été rendu sous l’égide des anciens codes de procédure pénale cantonaux, on rappellera encore que, dans le code de procédure pénale suisse actuellement en vigueur, une partie plaignante est définie comme le lésé qui déclare expressément vouloir participer à la procédure pénale comme demandeur au pénal et au civil (art. 118 al. 1 CPP). Et le lésé s’entend comme toute personne dont les droits ont été personnellement et directement touchés par une infraction (art. 115 al. 1 CPP). Il en résulte donc que l’APGV n’apparaît pas disposer de la qualité de lésée et, a fortiori, de la qualité de partie plaignante pour les faits dénoncés.
D’ailleurs, le Tribunal fédéral a confirmé, dans l’ATF 143 IV 77 précité relatif à des propos antisémites et visant l’ensemble de la communauté juive, qu’il appartenait au législateur de décider s’il pouvait être opportun d’autoriser de lege ferenda les associations qui luttent contre la discrimination raciale à exercer des droits dans la procédure pénale, ce qui impliquerait donc la création d’une base légale expresse à cet effet.
Ces rappels jurisprudentiels étant précisés, il reste donc à déterminer de quelle manière les autorités de poursuite pénale recevront cette plainte pénale, dont nous ne connaissons pas la teneur exacte et en apprenons l’existence par le communiqué de presse de l’APGV tel que relayé par les médias.
Alors, effet d’annonce ou première étape vers une tentative de revirement de la jurisprudence en place ? Affaire à suivre de près pour savoir si les gendarmes connaîtront un sort différent de celui réservé par le TF aux chasseurs ou s’ils seront mangés à la même sauce que ces derniers.
Au fait, vous vous rappelez de la différence entre un bon chasseur et un mauvais chasseur ? (2:58)😉