« Qui est-ce ? » grandeur nature au MPC vaudois ?

Vous souvenez-vous de ce jeu qui a animé tant de soirées d’hiver de notre plus tendre enfance et qui n’est probablement pas étranger à notre intérêt pour l’enquête ainsi qu’à nos vocations de pénalistes : « Qui est-ce ? »

“A-t-elle un gros nez ?

Non

Porte-t-elle un chapeau ?

Oui

J’ai trouvé ! C’est Maria ” 

Eh bien, nous avons appris la semaine passée que, à la façon d’un Qui est-ce ? grandeur nature, le Procureur général du canton de Vaud a entendu, avec l’aide d’autres procureurs, 92 élus masculins du Grand Conseil (sur 100 convoqués) dans le cadre d’une enquête pour violation du secret de fonction, à la suite d’une fuite dans la presse liée au rapport Paychère.

Pour rappel, le 16 août 2025, dans un article du Temps intitulé « Le rapport Paychère sur le bouclier fiscal est retardé », deux élus auraient informé le journal du contenu dudit rapport avant même sa communication officielle. A la suite d’une dénonciation pénale du Conseil d’Etat, le Procureur général a ouvert une instruction pour violation du secret de fonction afin d’identifier les élus dont il est fait mention dans l’article précité. Les députés du Grand Conseil vaudois sont en effet soumis au secret de fonction en leur qualité de député et de membre de commission (art. 12 LGC/VD).

Cette manière de procéder soulève des questions à plus d’un titre. Nous en examinerons trois. 

  1. La (dis)proportionnalité

D’abord, cette mesure interroge par son caractère exceptionnel et (dis)proportionné.

Le Code de procédure pénale dispose que les autorités pénales, en premier lieu le ministère public, recherchent d’office tous les faits pertinents pour la qualification de l’acte et le jugement du prévenu (art. 6 CPP).

Dans le cadre de sa recherche de preuves, le ministère public peut ordonner des mesures de contrainte, dont la comparution de témoins (art. 201 CPP), pour autant que la mesure respecte le principe de proportionnalité (art. 197 CPP). En particulier, les buts poursuivis par la mesure de contrainte ne peuvent être atteints par des mesures moins sévères (art. 197 al. 1 let. c CPP) et elle doit apparaître justifiée au regard de la gravité de l’infraction (art. 197 al. 1 let. d CPP).

En l’espèce, l’infraction sous-jacente à cette enquête est une violation du secret de fonction, dont la peine menace est une peine privative de liberté de trois ans. Il s’agit certes d’une infraction d’une certaine gravité, mais qui demeure un simple délit et non un crime (infraction dont la peine menace est toujours passible de plus de trois ans de peine privative de liberté). Il est vrai que certains délits sont plus graves que d’autres, en particulier s’agissant des biens juridiques auxquels ils portent atteinte et de leurs conséquences. On pense en particulier à l’homicide par négligence, qui est aussi un délit, mais dont le bien juridique n’est rien de moins que la vie humaine. En l’espèce, le bien juridique concerné est le bon fonctionnement des institutions, un bien juridique important mais sans commune mesure avec la protection de la vie. Quant aux conséquences, la violation du secret aurait permis au Temps d’apprendre avant l’heure l’existence de cafouillages en lien avec la publication du rapport Paychère. L’on pourrait ainsi s’interroger sur la proportionnalité d’auditionner 92 députés pour un tel délit, mesure qui a mobilisé de surcroît plusieurs procureurs.

En effet, si la question de la proportionnalité est en règle générale abordée sous l’angle du caractère incisif de la mesure en tant que telle, à savoir d’un point de vue que l’on pourrait qualifier de qualitatif, la question de la proportionnalité devrait à notre sens également se poser d’un point de vue quantitatif. Ainsi, en fonction de la gravité de l’infraction poursuivie, la réplication d’une même mesure d’instruction non incisive en soi pourrait s’avérer disproportionnée en termes de coûts et d’engagement des moyens de l’autorité de poursuite pénale. C’est d’ailleurs un argument qui est souvent opposé aux plaideurs – qui se reconnaitront tous sans exception – lorsque ceux-ci souhaitent faire entendre plusieurs témoins dans une procédure. Essayez déjà de demander l’audition de 5 témoins dans une affaire ordinaire, vous vous verrez souvent rétorquer par le ministère public ou le tribunal que la requête est disproportionnée et qu’il vous faut réduire votre liste de témoins à deux témoins au maximum ! Alors imaginez solliciter l’audition de 92 témoins …

  1. La partie de pêche ou de Qui est-ce ?

Ensuite, le Procureur général a précisé dans un communiqué de presse que « la violation du secret de fonction n’est pas reprochée à ces personnes, mais bien à celle ou celles qui leur auraient communiqué tout ou partie du contenu du rapport » (« VD : plus de 90 députés masculins auditionnés au Ministère public », swissinfo.ch, 9 octobre 2025). A ce titre, le Procureur général « espère que ces témoins pourront contribuer à l’avancée de cette enquête pénale sur une question essentielle au bon fonctionnement de nos institutions » (idem). A suivre le Procureur général, le “mouton noir” ne se trouverait pas parmi les personnes interrogées. Cependant, si le ministère public entend 92 députés masculins, c’est bien parce qu’il ignore qui est le « délateur », autrement le nombre des auditions ne se justifierait pas. Le Ministère public se trouve exactement dans la position du joueur de Qui est-ce ? en début de partie, qui n’a pas la moindre idée du suspect qu’il doit identifier. C’est ce que l’on appelle dans le jargon une « Fishing expedition » généralement proscrite en procédure pénale (ATF 149 IV 369), soit « lorsque les preuves sont recueillies au hasard et sans planification ». On part à la pèche et on lance son filet pour voir si un poisson s’y fera prendre et, dans l’affirmative, de qu’elle espèce. Ainsi, sauf à considérer que le délateur est en réalité « une délatrice » – ce que le ministère public savait peut-être – il est parfaitement envisageable que le ou les élus incriminés aient été entendus par le ministère public.

Cette situation soulèverait d’épineuses questions de procédure, ce d’autant que comme exposé plus haut les députés du Grand Conseil vaudois sont eux-mêmes soumis au secret de fonction en leur qualité de député et de membre de commission (art. 12 LGC/VD).

Ainsi, si le prévenu se trouve parmi les 92 députés, il n’aurait pas dû être entendu en qualité de témoin, car ce statut l’oblige à témoigner (art. 163 al. 2 CPP) mais surtout de dire la vérité au risque d’être poursuivi pour faux témoignage (art. 177 al. 1 CPP cum art. 307 CP), alors que le prévenu a le droit de se taire (art. 113 CPP). Le CPP connaît aussi le statut de personne appelée à donner de renseignements (art. 178 CPP), qui n’oblige pas la personne entendue en cette qualité de déposer et ne lui impose pas l’obligation de dire la vérité (ATF 144 IV 28). L’on précisera encore que le témoin peut refuser de témoigner si ces déclarations sont susceptibles de le mettre en cause (art. 169 al. 1 let. a CPP). Il appartient à l’autorité pénale compétente qui mène l’audition de décider en quelle qualité la personne entendue sera interrogée. Cette décision est prise au regard de l’état de fait et de la situation juridique au moment de l’audition; ce prononcé peut donc devenir sans objet si les circonstances qui le motivaient changent (ATF 144 IV 97 consid. 2.1.3; arrêt 1B_584/2022 du 25 avril 2023 consid. 3.2).  

La tactique mise en place par le ministère public est dangereuse : si la personne responsable de la fuite (celle originelle ou celle à l’attention du Temps apprise dans l’exercice de ses fonctions) se trouve parmi les députés entendus, elle se trouve face à un choix cornélien : refuser de témoigner en invoquant le droit de ne pas s’auto-incriminer, ce qui revient à s’incriminer soi-même, ou alors mentir avec le risque de s’exposer à une poursuite pour faux témoignage. Dans ce contexte, la doctrine majoritaire considère que les déclarations d’une personne entendue en qualité de témoin alors qu’elle aurait dû être entendue en tant que prévenu sont inexploitables (Sabine Gless, Basler Kommentar Straprozessordnung / Jugendstrafprozessordnung, 3ème édition, Bâle 2023, N 36a ad art. 141 CPP et les références citées). A tout le moins, par souci de cohérence procédurale, le ministère public aurait-il dû entendre l’ensemble des élus en qualité de personnes appelées à donner des renseignements, afin de leur garantir des droits plus étendus.

  1. Le dernier bâillon de la chaîne

Enfin, le dernier effet néfaste de ces auditions à la chaîne réside dans le risque d’un effet bâillon : montrer, à grands renforts de communiqués de … presse, que le ministère public peut bander ses muscles et mettre en œuvre des mesures d’instruction de masse, voire massives, en cas de fuite dans la presse. Ce, afin de refroidir les ardeurs de celles et ceux qui aspireraient à exprimer d’éventuels autres « secrets ». En somme, cette démonstration de force ressemble fort à une alerte lancée aux potentiels lanceurs d’alerte.

Par les temps qui courent, il est important de garder à l’esprit le rôle, voire l’importance d’une presse libre dans un Etat de droit, puisqu’elle contribue à l’effectivité de droits fondamentaux tels que la libre formation de l’opinion, la liberté d’information et la liberté d’expression (art. 16 Cst.).

Le Tribunal fédéral avait récemment rappelé, dans l’affaire des Corona leaks, la protection absolue des sources journalistiques, y compris de leurs auxiliaires, et l’interdiction de séquestre qui en découle (ATF 151 IV 153). Faute de pouvoir s’en prendre aux journalistes, le ministère public réajuste ainsi le tir en direction de la source d’information cette fois et dans une ampleur sans commune mesure.

Dans l’arrêt Damman c. Suisse (Arrêt CourEDH du 25 avril 2006, requête n°77551/01), la CEDH a retenu qu’une condamnation d’un journaliste pour violation du secret de fonction violait la liberté de la presse. Dans cet arrêt, la CEDH considérait « qu’il appartient aux Etats d’organiser leurs services et de former leurs agents de sorte qu’aucun renseignement ne soit divulgué concernant des données considérées comme confidentielles ». Sur cette base, est-ce le rôle du ministère public d’endosser le rôle de “chien de garde” des députés et de s’assurer qu’aucune fuite n’ait lieu dans la presse ?

Contrairement à la police qui dispose de prérogatives préventives (art. 1a LPol/VD), le ministère public n’intervient que lorsqu’une infraction a été commise ce qui l’oblige à ouvrir une instruction pénale (art. 309 CPP). Le but, véritable, d’une telle procédure est alors de démasquer le coupable et non d’impressionner la population.

Dans ces circonstances et à l’heure de la transparence, l’on peut légitimement se poser la question de savoir si l’action du ministère public, à la forme, s’inscrit réellement dans les tâches qui lui sont dévolues, dans la mesure où son action viserait en réalité à dissuader les députés de toute nouvelle fuite dans la presse.

Ce qui est sûr, c’est que le Qui est-ce ? se joue à deux et avec les mêmes règles.

Ainsi, à la faveur de ces nouvelles techniques d’enquêtes du ministère public, nous n’aurons plus à rougir lorsque nous déposerons, dans le Canton de Vaud, des listes de plusieurs dizaines de témoins et pourrons fièrement nous reposer sur un précédent établi par le Procureur général.

J’ai trouvé ? C’est ….