Photographie et force probante : de la force de l’art à la faiblesse de la preuve

De retour à Vevey, ville d’images et base de Penalex Avocats – Avocats & spécialistes en droit pénal,  après ces quelques jours passés à Nancy, je tiens encore à remercier l’ AFSIN – Association Francophone des Spécialistes de l’Investigation Numérique et le Loria de leur invitation à m’exprimer sur les questions juridiques en lien avec l’OSINT dans le cadre des Journées francophones de l’investigation numérique 2024. 

A l’occasion des discussions avec participants et intervenants, j’ai également pu approfondir sous l’angle technique une réflexion qui m’occupe depuis quelque temps déjà avec l’apparition des DeepFake et qui a pris une autre dimension depuis la visite de l’exposition d’Alexey Chernikov, vue à l’incontournable biennale de photographie Images Vevey qui se termine aujourd’hui : 

  • La photographie représente-t-elle encore le réel ? 

Si cette question me travaille,  c’est parce que j’ai toujours pensé que la photographie saisissait véritablement le réel, certes avec le regard et le parti-pris artistique, nécessairement subjectif, de son auteur, mais de manière plus fidèle et objective que d’autres formes d’expression artistique.

Car dès l’origine de la photographie, un consensus fort semblait s’être installé à son sujet : la photographie est le parfait moyen de capturer mécaniquement et avec exactitude la réalité, contrairement à d’autres arts graphiques tels que le dessin ou la peinture. 

Et ce postulat a longtemps semblé indétrônable, au point que des locutions telles que “y a pas photo” se sont facilement imposées dans le langage courant pour décrire quelque chose d’évident ou qui ne fait pas de doute. Plus sérieusement, mais dans le même sens, Roland Barthes usait de cette formule forte pour évoquer la photographie : “Toute photographie est un certificat de présence “ (La chambre claire : note sur la photographie, p. 135).

C’est pourquoi, pour nous les praticiens des prétoires, une photographie, “certificat de présence” d’un moment réel, documente indéniablement ce qui existe et constitue ainsi une “preuve” de ce qui a été ; des preuves qui constituent à leur tour l’ingrédient de base, suffisant et nécessaire à la manifestation de la vérité judiciaire…

Mais voilà que dans son exposition “One Last Journey”, Alexey Chernikov nous présente à cet égard un travail déstabilisant combinant plusieurs techniques artistiques, notamment de la photographie instantanée simulée par l’intelligence artificielle. 

Selon la notice explicative présentant cette exposition : “ One Last Journey confronte intelligence artificielle et procédé photographique instantané à travers le récit d’une histoire d’amour fictive. Cherchant à imiter l’esthétique du Polaroid, Alexey Chernikov rédige de brèves descriptions du dernier voyage d’un couple amené à se séparer sur le logiciel Midjourney pour générer des images. Ces clichés sont ensuite reproduits sur un Polaroid traditionnel à l’aide d’un nouvel appareil d’impression développé par la même firme. Intéressé par le potentiel émotionnel de l’IA, l’artiste remet en question la fiabilité du médium photographique. D’une image à l’autre, le One couple semble à chaque fois différent, brouillant l’impression de réalité. Détournant le Polaroid en tant que preuve ultime d’authenticité, le projet invite à reconsidérer l’instantané photographique à l’aune de l’IA ” (https://www.images.ch/artistes/alexey-chernikov/). 

En substance, Alexey Chernikov a utilisé l’IA afin de générer, à partir de seules descriptions narratives introduites dans l’IA, de véritables “polaroids” avec leur grain typique, leurs imperfections (certaines photos étant manifestement surexposées, sous exposées, autrement dit ratées), si bien que les images produites paraissent plus vraies que nature.

Or, les personnages représentés dans “One Last Journey” ne sont pas réels. Leur histoire, leurs actions, les lieux où celles-ci se déroulent ne le sont pas davantage. La réalité représentée par ces “polaroids” est fabriquée. L’on n’y voit que du feu. Un feu qui dévore en passant nos intimes convictions.

Le constat est en effet sans appel: désormais les photographies, aussi réalistes soient elles tant sur le fond que sur la forme, peuvent parfaitement ne plus représenter la réalité et perdre de ce fait leur capacité à “prouver” ce qui a existé.

Bien entendu, elles n’en restent pas moins belles, dérangeantes, émouvantes ou porteuses de messages. Leur puissance évocatrice et artistique demeure donc intacte, ce que “One Last Journey” révèle de manière saisissante. 

En revanche, s’agissant de la force probante d’une photographie dans le cadre d’une procédure judiciaire, il est maintenant certain que nous ne pourrons plus nous fier à nos seuls sens, comme on le fait pourtant souvent dans nos tribunaux.

De ce point de vue, seule la technique sera à même de nous révéler l’authenticité de l’image et la réalité de son contenu. Le recours aux experts en investigation numérique va devenir incontournable afin d’établir à satisfaction de droit que les faits décrits par une photographie correspondent bel et bien à une réalité passée susceptible de devenir la vérité judiciaire.

Des règles de validité ou d’admissibilité des preuves numériques vont progressivement faire leur apparition, basées sur des modèles et processus déjà éprouvés dans le monde des sciences forensiques, à l’image des principes dégagés par l’ European Network of Forensic Science Institutes – ENFSI pour l’authentification des images digitales. 

C’est notamment ce sur quoi je travaille actuellement avec mes collègues de Penalex. 

Pensez donc, la prochaine fois qu’une image est produite en justice à envisager notamment l’analyse de son contenu, de son intégrité, de sa source, de son contexte, de son traitement, de son format, des ses métadonnées, et j’en passe …

Car si l’art peut exister indépendamment de la réalité de la représentation, la justice ne saurait exister sans preuves indiscutables de cette réalité. 

LT