Dans un arrêt (6B_45/2021) non destiné à publication, le Tribunal fédéral rappelle plusieurs principes relatifs à la compétence des autorités suisses en matière de blanchiment d’argent, à la question de l’infraction préalable et de la double incrimination.
A. LES FAITS
A. était employé de banque. Entre 2005 et 2012, il a collecté des données personnelles de clients issus de la banque de données interne de son employeur. Puis, il les a transférées dans sa sphère privée et les a remises contre rémunération aux autorités fiscales allemandes durant l’été 2012.
La rémunération obtenue des autorités fiscales allemandes (EUR 1’147’000) a été déposée sur un compte bancaire en Allemagne qui a été utilisée pour l’achat d’un bien immobilier en Espagne le 15 octobre 2012 pour un montant de EUR 1’000’000, ce au moyen d’un compte bancaire en Espagne.
Le 14 octobre 2013, A. a procédé à la revente de son bien immobilier et a transféré le produit de la vente immobilière sur son compte bancaire en Allemagne.
Ses comptes bancaires en Suisse ne présentaient aucune transaction relative à ces opérations. En revanche, A. a laissé des notes dans le coffre de la voiture de sa mère avec des indications sur le lieu de situation de l’immeuble en Espagne. En outre, A. a utilisé une carte SIM en Suisse, qu’il a tenté de détruire et qui contenait des fichiers en rapport avec l’achat immobilier.
B. LE DROIT
Le 21 janvier 2019, A. a été condamné par la Cour des affaires pénales du Tribunal pénal fédéral, notamment pour l’infraction de service de renseignements économiques qualifiée (art. 273 al. 2 CP) et blanchiment d’argent (art. 305bis CP) à une peine privative de liberté de 40 mois et une peine pécuniaire de 270 jours-amende à 50 CHF avec sursis durant 2 ans. Une créance compensatrice d’un montant de CHF 1’376’400 a été ordonnée en faveur de la Confédération.
La Cour d’appel du Tribunal pénal fédéral a confirmé la condamnation en première instance, mais a réduit la peine pécuniaire à 180 jours-amende à 50 CHF.
A. recourt donc au Tribunal fédéral.
Il ne remet pas en cause sa condamnation pour l’infraction de service de renseignements économiques (art. 273 al. 2 CP). Il conteste en revanche sa condamnation pour blanchiment d’argent sur la base de 2 griefs :
- L’absence d’un acte d’entrave suffisant en Suisse pour fonder la compétence des autorités pénales suisses ;
- La non-réalisation de l’infraction de blanchiment d’argent fondée sur 3 axes :
- Le caractère confiscable des avoirs litigieux ;
- L’absence d’un acte d’entrave ;
- La double incrimination de l’infraction préalable
- Le principe de la double incrimination de l’infraction préalable.
1. Compétence des autorités suisses en matière de blanchiment d’argent
Le Tribunal fédéral rappelle tout d’abord que la commission de l’infraction de blanchiment se situe au lieu où l’auteur a commis l’acte d’entrave. Si l’acte d’entrave s’est déroulé en Suisse, la compétence territoriale des autorités pénales suisse se fonde alors sur le lieu de commission de l’infraction au sens de l’art. 8 CP (consid. 3.1).
En l’espèce, l’autorité d’appel avait considéré que l’acte d’entrave consistait d’une part dans la détérioration de la carte SIM contenant les coordonnées d’un avocat espagnol qui avait permis l’achat de l’immeuble en Espagne financé par les valeurs patrimoniales issues du crime, à savoir l’infraction de service de renseignements économiques (art. 273 al. 2 CP) et, d’autre part, dans la dissimulation des notes concernant cet achat immobilier dans une couverture pliée se trouvant dans le coffre de la voiture de la mère de A.
Le Tribunal fédéral confirme l’approche de l’autorité précédente. A. a tenté, en vain, de démontrer que les données relatives à l’achat immobilier ne se trouvaient pas sur la carte SIM, mais uniquement sur le téléphone portable, qui lui, n’a pas été endommagé. Mais pour le TF, la seule présence sur la carte SIM, endommagée, des coordonnées de l’avocat en Espagne et de ses connexions avec cet avocat sont suffisantes pour rattacher l’acte d’entrave à la compétence territoriale des autorités suisses.
2. Infraction de blanchiment d’argent
Dans son second moyen, A. conteste la réalisation de l’infraction de blanchiment d’argent.
Son argument se décline en trois sections.
A. conteste d’abord le caractère confiscable des avoirs litigieux.
« La nature confiscable de valeurs patrimoniales constitue un élément normatif de l’infraction de blanchiment. D’après la jurisprudence, il découle de cette conception de l’entrave à la confiscation que seules des valeurs patrimoniales confiscables peuvent faire l’objet d’un blanchiment d’argent. L’entrave de la confiscation est donc soumise à la condition que de tels intérêts existent » nous rappelle le Tribunal fédéral (ATF 145 IV 335 consid. 3.2, ATF 129 IV 238 consid. 3.3 ; ATF 126 IV 255 consid. 3b/bb) (consid. 4.3.1). La punissabilité est donc subordonnée à la capacité de l’acte à faire échouer la confiscation des valeurs patrimoniales. Les autorités pénales doivent donc examiner à titre préalable si les valeurs patrimoniales acquises par l’infraction préalable sont confiscables. Dans ce cadre, une possibilité de confiscation abstraite est suffisante. Cela signifie que, pour que le blanchiment d’argent soit punissable lorsqu’il existe des prétentions en confiscation, l’ouverture effective d’une procédure de confiscation n’est pas nécessaire (ATF 145 IV 335 consid. 4.4.). La doctrine parle d’une « hypothetischen Einziehungsobjekt » (consid. 4.3.1).
Dans le cas d’espèce, les valeurs patrimoniales confiscables ne se sont jamais trouvées en Suisse, mais ont été versées dès la commission de l’infraction préalable en Allemagne. La confiscation n’aurait été possible que par la voie de l’entraide internationale avec cet Etat. Or, l’Allemagne n’était pas disposée à accorder l’entraide judiciaire. Une confiscation concrète dans cet Etat s’avérait donc exclue. Toutefois, selon le principe la confiscation abstraite, le seul critère déterminant est l’existence d’une prétention à la confiscation, et donc d’une « hypothetisches Einziehungsobjekt ». En l’espèce, il existe une prétention suisse à la confiscation compte tenu de l’infraction préalable de service de renseignements économiques dirigée contre l’Etat ou la souveraineté Suisse. Ainsi, il suffit que la voie de l’entraide soit théoriquement ouverte pour faire valoir la prétention à la confiscation que la Suisse aurait pu emprunter par le biais d’une demande d’entraide judiciaire en Allemagne, voire en Espagne.
La deuxième critique de A. se rapporte à l’acte d’entrave en tant que tel.
Les Juges de Mon Repos s’appuient sur une partie de la doctrine pour retenir qu’un acte d’entrave est réalisé lorsque l’auteur dissimule ou détruit des documents pouvant renseigner sur le véritable propriétaire ou l’origine des valeurs patrimoniales issues du crime (consid. 4.4.2). Pour le Tribunal fédéral en l’espèce, la dissimulation, dans une couverture pliée placée dans le coffre d’un véhicule appartenant à la mère de A., des notes contenant des informations sur les relations bancaires en Espagne ainsi que sur l’avocat espagnol dont le compte bancaire a servi à l’achat immobilier ainsi que l’endommagement d’une carte SIM contenant des données concernant l’avocat espagnol en question constituaient des actes d’entrave, dès lors que les supports de données contenaient des informations utiles pour le traçage du produit du crime.
3. Le principe de la double incrimination de l’infraction préalable
Enfin, A. tente de démontrer que l’infraction préalable de services de renseignements économiques a été commise à l’étranger, de sorte que l’auteur ne peut être puni pour blanchiment d’argent que si l’infraction préalable commise à l’étranger est également punissable dans cet Etat (305bis ch. 3 CP), ce qui ne serait pas le cas en l’espèce.
La particularité de cette affaire est que l’infraction préalable, soit le service de renseignements économiques (art. 273 CP), ne requiert pas que l’acte incriminé, en l’occurrence la livraison de données à l’étranger, ait lieu en Suisse. Il peut en effet être commis à l’étranger tout en étant punissable en Suisse, compte tenu de l’art. 4 CP protégeant les délits contre l’Etat et la défense nationale, dont cette infraction fait partie.
A. considère cependant que les actes commis ne sont pas punissables en Allemagne, ce qui ferait obstacle à l’application de l’art. 305bis CP.
Mais le Tribunal fédéral confirme que l’infraction préalable a été commise à l’étranger. Il précise que, contrairement à la conception fondamentale de l’art. 305bis ch. 3 CP qui étend la protection à la procédure pénale étrangère et donc aux prétentions en confiscation étrangères (ATF 145 IV 335 consid. 3.3 ; ATF 136 IV 179 consid. 2), les intérêts des prétentions en confiscation étrangères ne font pas obstacle aux intérêts suisses à la confiscation en raison de l’infraction préalable dirigée contre la souveraineté territoriale suisse (« Den vorinstanzlichen Ausführungen folgend ist davon auszugehen, dass der Beschwerdeführer die Vortat in Deutschland verübt hat. Entgegen der Grundkonzeption von Art. 305bis Ziff. 3 StGB, die den strafrechtlichen Schutz auf die ausländische Strafrechtspflege und damit ausländische Einziehungsansprüche ausdehnt (BGE 145 IV 335 E. 3.3; 136 IV 179 E. 2), geht es aber nicht um die Vereitelung ausländischer, sondern aufgrund der gegen die schweizerische Gebietshoheit gerichteten Vortat um schweizerische Einziehungsinteressen »).
Implicitement, le TF reconnaît dès lors que l’absence de prétentions à la confiscation étrangère protégées par l’art. 305bis ch. 3 CP permet de retenir l’infraction de blanchiment d’argent, dès lors que le blanchiment d’argent protège avant tout l’intérêt à la confiscation suisse. Le cas d’espèce a cela de particulier que l’infraction préalable, bien que commise à l’étranger, dispose d’un rattachement territorial en Suisse, en vertu de l’art. 4 CP.
Le Tribunal fédéral relève ensuite qu’il suffit que la norme pénale étrangère contienne les caractéristiques objectives d’une infraction. Il est donc sans importance que les deux normes des deux Etats poursuivent exactement le même but protecteur. L’infraction préalable commise à l’étranger remplit toutes les conditions de l’art. 273 al. 2 CP et le droit allemand réprime, à l’instar du droit suisse, la transmission de secret d’affaires, dont font partie les données des clients d’une banque.
La condition de la double incrimination de l’infraction préalable commise à l’étranger est donc remplie.
Cet arrêt diverge de l’ATF 145 IV 335 dans lequel les valeurs patrimoniales provenaient d’infractions préalable commises en Allemagne pour lesquelles la Suisse ne disposait d’aucune compétence territoriale. La Suisse ne disposait ainsi d’aucune prétention indépendante à la confiscation et les conditions à la confiscation n’étaient pas réunies en Allemagne, de sorte que l’infraction de blanchiment d’argent ne pouvait être réalisé en Suisse, en l’absence du caractère confiscable des valeurs patrimoniales.
On notera enfin que le Tribunal fédéral ne se penche pas sur l’exploitabilité de la correspondance entre l’avocat espagnol et A. En effet, l’art. 264 al. 1 let. c CPP dispose que les objets et documents concernant des contacts entre le prévenu et une personne qui a le droit de refuser de répondre en vertu des art. 170 à 173 CP, applicable aux avocats, par renvoi de l’art. 171 CPP à l’article 321 CP. Dans un arrêt publié, le Tribunal fédéral avait reconnu que la portée de l’art. 321 CP s’étend à tout avocat étranger de quelque pays que ce soit, y compris un Etat hors de l’Union européenne (ATF 148 IV 385 consid. 2.6.2). Si le recourant avait pu placer sous scellés ses contacts avec l’avocat espagnol, en vertu de l’art. 264 al. 1 let. c CPP, la carte SIM endommagée aurait en réalité contenu des informations exclues du séquestre. Il se poserait alors la question de savoir si la seule dissimulation dans une couverture de notes manuscrites sur un compte en Espagne constituerait un lien de rattachement suffisant pour réprimer l’infraction de blanchiment d’argent…